Nairobi, le 24 janvier.
Chers Amis,
Aujourd’hui, le forum social entre dans son
cinquième jour. Arrivé lundi matin, je n’ai pu participer aux deux premières
journées, j’ai donc pris une sorte de train en marche pour retrouver l’atmosphère et le style d’échanges
que j’avais déjà connus à Mumbai, le précédent forum
auquel j’avais pu prendre part, voici deux ans. Beaucoup de ressemblances mais
aussi beaucoup de différences. Dès mon arrivée, les images de mes précédents
passages rapides en Afrique me reviennent. J’ai l’impression de retrouver
quelque chose, un rythme, des couleurs, et de m’y sentir bien. J'en suis
heureusement surpris.
Le rassemblement se tient dans un stade, au
nord de la ville et non pas au milieu comme c’était le cas à Mumbai. Gros avantage par rapport à Porto Allegre, toutes les rencontres sont sur le même site. A mon
arrivée, j’ai donc traversé Nairobi du Sud au Nord, en passant par l’Ouest.
L’aéroport se trouve sur un plateau et l’on voit quelques grands immeubles au
loin et, derrière, loin derrière, une ligne de montagne. En ce moment, pour les
couleurs, c’est un grand plaisir des yeux. Tout est vert, les pluies ont été
abondantes, le ciel est d’un bleu très pur, parsemé de quelques nuages très
blancs, et la terre rouge. Les contrastes sont forts. On retrouve cette netteté
que rendait bien le film « The constant Gardener ».
Les jésuites logent à l’ouest. Certains d’entre nous sommes hébergés dans une
maison de retraite tenues par des sœurs, les autres sont au théologat
Hekima college, les deux
maisons sont proches et dans un quartier relativement aisé et très agréable. La
sécurité impose simplement de ne pas sortir après dix heures du soir. Pour
aller sur le site du forum, nous prenons un bus qui nous fait continuer le tour
de la ville en passant par des quartiers avec de riches villas, quelques grands
immeubles. Le relief est un peu plus chahuté au nord ouest de la ville, dans
des replis et des vallons, il y a ainsi de superbes sites et de belles villas.
Les routes sont très encombrées le matin et le soir. Il faut bien une heure
pour faire les quinze kilomètres pour aller sur le stade où se tient le forum
social.
J’arrive pour la première fois sur le site à
11 heures du lundi matin. Première impression et première petite déception. Il
n’y a personne, du moins pas grand monde. J’avais en mémoire les foules de Dhalits, des Sans
terres, qui parcouraient la ville et le forum de Mumbai.
Pour ce premier jour tout est calme. Je commence la plongée par un premier tour
du stade. Je ne sais pas encore que nous allons passer beaucoup de ces journées
à tourner autour des tribunes, au risque souvent de tourner en rond, de ne pas
trouver un événement programmé ou d’essayer de le rattraper alors qu’il a été
reprogrammé ailleurs. Tout autour du stade, des stands. Evidemment, beaucoup de
cette Afrique pour touriste : callebasse,
flèches, masques, statues, colliers de perle, pagnes, les couleurs sont encore
en rendez vous. La fabrication est garantie « solidaire » ou
« équitable ». Les associations ont chacune aussi leur point vitrine
qui est aussi un point de ralliement. Certaines ont l’air de pratiquer les
dernières trouvailles du marketing, non pas un stand mais plusieurs, comme pour
les boutiques de la rue de Rennes. On passe devant la première boutique, on
s’arrête un peu à la seconde et on entre dans la troisième… on dit que cela
marche… Il est facile de repérer le
Secours catholique, parmi les nombreux chrétiens ou cathos qui s’affichent ici.
On n’est loin de la discrétion de Mumbai. Le summum
de l’affichage revient aux fransciscains en grande
bure. Les jésuites pratiquent leur discrétion habituelle,… ils sont simplement
nombreux. Le premier tract qui m’est remis vient du Sri Lanka, avec le Sapi (South Asian People
Initiatives). Ils étaient 3000 chez eux à Mumbai, ils
sont 150 ici. Ils viennent de toute l’Inde et ont été rassemblés par les ONG de
développement liées aux Jésuites. Les revendications sont nombreuses :
elles émanent des pécheurs,des agriculteurs, des
vendeurs de rue. Avec le tract, je fais la connaissance du premier jésuite que
je retrouve ici. Les rencontres commencent.
Le déjeuner est un premier moment d’échange.
Je retrouve Bernard
Lestienne, un
jésuite français qui vit à Brasilia et travaille dans un centre analogue au
CERAS. Bientôt, nous sommes rejoints par un groupe du Secours catholique qui
prépare une table ronde et par le secrétaire de la Commission sociale. Encore
des français et des cathos. Impressions générales pour ceux qui ont à préparer
une intervention : il faut lutter pour tout, surtout pour avoir une sono
et des traducteurs efficaces. Parfois les traductions improvisées sont
meilleures… On sent le stress, qu’il est doux de n’avoir rien à faire, pour une
fois.
Reprenant mes petites promenades, je m’arrête
longuement au stand d’une ONG qui intervient dans les bidonvilles de Nairobi.
Ils ont fait un recensement des sites, disséminés dans la ville et qui peuvent
se trouver dans l’immédiate proximité de quartiers plus aisés. Jeudi, nous
aurons l’occasion d’en visiter un. Pour chacun de ces lieux, ils ont aussi
dressé un plan cadastrale complet, on imagine facilement le travail. L’objectif
est de permettre aux habitants de reconstruire eux-mêmes leurs maisons selon
des plans qui leur sont fournis et avec des matériaux que l’on peut trouver
facilement. La démarche m’est expliquée par un jeune qui habite dans un de ces
bidonvilles. Sans emploi, il s’est fait embauché pour plusieurs de ces
constructions. Avec un autre qui acquiesce mais ne parle pas anglais, il espère
pouvoir lui aussi construire sa propre maison. Je suis impressionné par la
capacité de ce jeune à m’expliquer ce que fait cette ONG.
Notre groupe se retrouve à quatre heures pour
reprendre le bus qui nous ramène au centre spirituel, c’est un peu tôt, le
forum clôt ses portes à 19 h 30 et les tables rondes de l’après-midi sont à
peine commencées. C’est le moment de retrouver beaucoup d’amis. C’est un vrai
plaisir, il y a beaucoup d’amis, des quatre coins du monde,… alors on
papote…Emmanuel est là, il a vécu trois mois à Saint Denis durant son troisième an. Il est en pleine forme et est de retour au
Rwanda où il est responsable des vocations et d’un centre culturel et
spirituel. Jim Stormes est un vieil
ami américain, nous avons vécu un an ensemble aux Etats-Unis, alors qu’il enseignait
encore l’économie ; il m’a fait découvrir l’engagement social des jésuites
américains. Il travaille pour la Conférence américaine des provinciaux et anime
les échanges avec l’international. Chez les Indiens, il y a de nouveaux venus
avec lesquels nous sympathisons très vite, évoquant les amis connus depuis
longtemps. Puis, en vrac, les jeunes de l’équipe d’Alboan
à Bilbao et Pampelune, un jésuite du Japon, un autre de la Malaisie. Les Africains sont nombreux, du
Congo Kinshasa, de la Zambie, du Zimbabwe, du Rwanda, de Madagascar… Un petit
tour du monde, et en moins de quatre vingt jours.
Après le repas, nous nous retrouvons pour
échanger les impressions. Plusieurs regrettent les foules de Mumbai, le désordre de l’organisation, d’autres se réjouissent
des rencontres, de la qualité de certains échanges. Ainsi, on fait le point
mais surtout, chacun n’en reste pas à son ressenti d’un moment, il faut passer
à la suite, demain est un autre jour. Une grande disponibilité est sollicitée
pour ne pas en rester à des impressions trop marquantes. Il y a ainsi une
composition de lieu, un imaginaire qui se bâtit. Les intérêts des autres
nourrissent progressivement les miens. Je suis confirmé dans l’importance à
accorder à la question de l’accès aux ressources naturelles et minières. La
question est cruciale : pour les droits de l’homme, elle concerne non
seulement les personnes expropriées mais aussi celles qui viennent travailler
sur le site. Plus largement, on pressent que se joue une question
géostratégique. Parmi nous, la question est aussi évoquée. XXX du Tchad est
sensible aux enjeux que pose la présence de Total, les Zambiens à celle de la
ceinture de cuivre du Nord de leur pays, les Congolais (Kinshasa) à celles du
Nord de leurs pays. Mais la question résonne aussi en Europe et aux Etats-Unis.
Américains et Européens se concertent pour une action commune.
Mardi, deuxième jour pour moi, quatrième jour
pour le forum. La routine de notre groupe semble déjà bien en place, celle du forum
aussi, on continue, avec les mêmes pannes techniques, manque de sono,
changement de salle, traductions difficiles. Le petit déjeuner est déjà un premier
lancement de la journée. Jim est moi faisons
retour sur les conséquences de la politique américaine de Bush. Autrefois, nous
étions en désaccord, je lui disais l’importance que nous accordions, nous
Européens, à la politique ; lui m’invitait à relativiser les choses.
Aujourd’hui, il en est revenu. La politique importe dans la vie des gens, les
choix de G Bush affectent tous les citoyens et les résidents du continent
américain. Al Gore président n’aurait sans doute pas choisi de faire la guerre
en Irak. Nous n’abordons pas l’hypothèse d’une nouvelle guerre en Iran. De mon
côté, je lui dis mon souci de dédramatiser la place de la politique, celle-ci
n’est sans doute plus là pour « changer nos vies » et nous tentons de
lui assigner un rôle plus modeste.
Durant le trajet qui mène vers le site du
forum, je dépouille le programme, histoire de me repérer. Christian insiste
pour que je m’organise. J’hésite, peur
des déceptions ou des frustrations, ou bien crainte de ne pas saisir ce
qui pourra se jouer ailleurs, là où je ne l’attends pas. Le forum, comme
beaucoup de ces grands exercices internationaux, invite à la démaîtrise. On ne
sait pas de quoi demain sera fait… Dans le programme, je repère trois ou quatre
séances intéressantes pour chaque créneau horaire, si ce que je cherche
n’existe pas, ou bien est décevant, j’aurais ainsi de la ressource. En fait, je ne suis pas sûr d’avoir beaucoup participé à ce que j’ai
repéré, mais j’ai quelques balises.
C’est bien ce que j’avais anticipé qui arrive.
Toutes les séances que j’avais pointées soit n’ont pas lieu, soit réunissent un
tout petit groupe de personne, mais de proche en proche, je découvre le groupe
des « sociologues sans frontières ». Inutile de dire, le titre
m’intrigue. Je m’installe dans le fond et commence à écouter. Le groupe est
déjà réuni depuis une heure et vient de discuter le contenu de l’appel de
Bamako, appel lancé lors du forum de Bamako par un petit groupe de radicaux qui
souhaitait que le forum prenne des positions. La question du jour est de savoir
comment avancer avec cet appel et quel est, finalement, le rôle des
intellectuels dans le forum. Gramsci et Marx sont convoqués pour interpréter la
situation présente. Comment les intellectuels peuvent-ils aider à faire passer
d’une prise de conscience à une action collective ? Car, ne l’oublions
pas, « nous sommes en train de danser sur un Titanic qui sombre ». Le
groupe fait pitié. Les penseurs ont tous plus de soixante cinq ans et sont
pratiquement tous des universitaires retraités. Parmi eux, Immanuel
Wallerstein, autrefois plus radical et devenu presque
modéré, ainsi qu’un belge dont je ne saisis pas le nom. Les plus jeunes sont
aussi des universitaires, soit allemands, soit italiens ou espagnols. Ils ne
sont d’accord sur rien. Ni sur la méthode, l’appel est-il un processus ?
un point de départ ? Ni sur le contenu, d’ailleurs l’appel de Bamako
n’est-il pas bourré de contradictions, on ne sait pas si on est pour ou contre
un rôle fort de l’Etat ou à l’inverse pour sa dilution. Faut-il un parti
politique universel ? Oui, parce que c’est bien le passage au politique
qui devient problématique, non car cela risque de recréer des luttes et des
situations de pouvoir propres aux grandes organisations. Donc, et bien on ne
sait pas… Selon Immanuel Wallerstein,
Chico Whitaker
s’inquiétait beaucoup des conséquences de cet appel et était même très énervé
par la démarche, mais maintenant, il s’est beaucoup calmé. On comprend bien
pourquoi, ce n’est pas ce petit groupe, avec ses incohérences, qui va menacer
qui que ce soit ou quoi que ce soit.
La pause m’amène finalement à retrouver la Friedrich Ebert Stiftung. Je suis intrigué par cette fondation allemande, son organisation, le
sérieux de ses thématiques. Une rencontre est proposée sur la couverture
sociale universelle. La proposition en est faite à partir d’une campagne du BIT
qui développe un argument choc. A partir de seulement 2% du PNB mondial on
pourrait assurer une couverture sociale pour tous les habitants de la planète. C’est moins l’argument universel qui prévaut que la confrontation de
cette préoccupation avec des situations concrètes de plusieurs pays qui
l’emporte. Deux syndicalistes, l’un Brésilien, l’autre Indienne, sont particulièrement
impressionnants. Le premier montre les effets de la dynamique créée par deux
mesures de Lulla : une remontée du salaire
minimal et un revenu minimum. Le niveau de ce dernier a été fixé à 7 fois le
montant d’un revenu dans le secteur informel. Dès lors la tension sur le marché
de l’emploi est devenue forte et les employeurs ont été obligés de remonter le
niveau des rémunérations pour pouvoir embaucher. Dans le même temps, des
obligations sociales ont été fixées pour pouvoir bénéficier du revenu
minimum : scolarisation des enfants, suivi social et sanitaire… L’autre
intervention émane d’une Indienne, présidente du syndicat Sawa
des femmes du secteur informel. Celui-ci regroupe des employées de maison, des
vendeurs de rue et des petits producteurs. Il fédère plus de 800 000 adhéents, dont 500 000 dans le seul Etat dont elle est
issue. Il a mis en place un système
d’assurance qui couvre pour les risques sanitaires, les grossesses, les décès
et maintenant les aléas économiques. Pour environ 5 dollars par an, il est
possible de se couvrir, et moyennant quelques dollars de plus le mari et les
enfants peuvent aussi bénéficier de la protection. Les comptes sont équilibrés à condition de ne pas inclure les frais
administratifs et ceux liés à la promotion du système. Le public visé est à la
fois très disparate, peu accessible et doit pouvoir faire confiance à ses
interlocuteurs.
Après la rencontre, je vais faire la
connaissance de l’animateur de la table ronde qui travaille donc pour la Friedrich Ebhert Stiftung. Celle-ci émane en fait d’un des plus gros syndicats allemandes proche
du SPD. Elle a plus d’une centaine de bureaux dans le monde qui travaillent à
la promotion et l’organisation syndicale. Elle est sans doute le plus gros
éditeur allemand si l’on additionne toutes les brochures et livres diffusées.
30% des publications sont en anglais. En France, elle est relativement proche
de la CFDT. Elle pourrait sans doute constituer un interlocuteur intéressant notamment
pour un certain nombre de questions touchant la protection du travail qui
doivent faire l’objet d’une réflexion dans Projet.
Après un déjeuner rapide, j’essaye de
poursuivre les rencontres ; l’après-midi s’avère moins intéressante aussi
directement. Deux jours après, au moment où j’écris ces lignes, je peine à
retrouver le fil. Il y a, de plus, souvent des moments de lassitude. L’écoute
des conférences est souvent difficile et éprouvante physiquement. Même si
l’anglais ne fait guère de difficultés pour moi, il faut cependant tendre
l’oreille aux différents accents, ceux des anglophones varient considérablement
de l’Inde aux Etats-Unis ou à l’Australie, ceux pour qui l’anglais est une
deuxième langue sont encore plus imprévisibles. Finalement, après quelques
moments de repos et un petit tour des stands, je reprends le fil des
rencontres.
Les stands sont un peu en décalage par rapport
aux propositions d’échange. Ils donnent du forum l’impression d’une grande
kermesse où l’on voit apparaître les différentes sensibilités religieuses.
Outre les agences de développement ou la Caritas (Internationale, ou France),
on voit un certain nombre d’organisation émanant de diocèses mais aussi
d’autres confessions. Certains groupes, à tendance relativement évangéliques,
sont difficiles à identifier. Mais les protestants, notamment le conseil
mondial des Eglises, est assez présent. D’autres stands promeuvent, et
pratiquent, du moins on peut l’espérer, le commerce solidaire. Je fais un
premier repérage pour quelques courses avant le retour. Les
« occasions » sont souvent meilleures là que dans les aéroports… et
puis n’est ce pas du commerce solidaire ? Preuve en est, les prix
devraient être fixes. A peu près fixes, du moins. Mes talents de marchandage
seront mis ensuite à rude épreuve. Enfin, certains réseaux d’Ong ont tenu à se présenter, notamment une association
relativement internationale, qui défend la protection des rivières.
Je finis l’après-midi dans une réunion du
conseil économique des Eglises sur « le droit de protection ». Ce
n’est que plus tard, en échangeant avec Christian que je réalise l’enjeu de la discussion. Il s’agit en effet de faire passer de la notion de droit d’ingérence, qui
ne respecte pas la notion de souveraineté des Etats, à celle d’un droit qui
maintient une obligation ou un droit à intervenir tout en l’articulant
davantage avec le politique. Au moment où je rejoins l’échange les
présentations sont finies, je ne parviens donc pas à savoir qui sont les
participants de la table ronde et je recueille quelques interventions de la salle. La partie la plus intéressante concerne les différentes compréhensions du
religieux qui se manifestent et s’expriment librement. A la table, ce sont
plutôt des personnes du courant religieux « majoritaires » qui
soutiennent à la fois la légitimité d’une intervention des églises dans le
champ politique et social, mais en même temps reconnaissent les fragilités de
leurs institutions respectives. L’une d’entre elle, particulièrement explicite,
rappelle, de manière un peu principielle, que les Eglises se sont souvent
trompées. L’autre, une femme, décrit le processus d’organisation d’un bureau
d’observation du conseil œcuménique des Eglises au niveau de l’organisation de
l’unité africaine. Dans la salle, certains points de vue sont radicalement
différents et notamment s’opposent à une distinction « moderne » du
religieux et du politique : « il n’y a pas à discuter, les Eglises
sont fondées en Dieu, elles détiennent la vérité ». Paradoxalement, cette
opinion qui pourrait apparaître totalitaire est présentée comme étant l’opinion
de l‘intervenante. Cette affirmation, la plus frappante, contraste avec
certaines affirmations relativement forte et plutôt d’opposition à la place des
religieux.
A la fin de la journée, nous retournons en bus
vers le lieu où nous logeons, à l’ouest de la ville. C’est un premier moment pour échanger à partir de la journée mais aussi
prendre des nouvelles des uns et des autres. Christian partage la même
impression que moi sur le sérieux du travail fait par la Friedrich Ebhert Stiftung, il a lui-même participé à une autre table ronde dont il a apprécié la qualité. D’autres ont aussi participé à plusieurs rencontres autour de
l’exploitation des ressources minières dont l’une d’entre elle est organisée
par la Cidse (l’organisme européen qui fédère les
institutions de développement émanant des conférences épiscopales). Mary Robinson, qui participe aussi à l’assemblée de Davos, a noté aussi l’importance
de la problématique des droits de l’homme sur ce sujet qui devient très
crucial. D’un côté, en effet, le devenir des personnes déplacées fait l’objet
de nombreuses interrogations, principalement sur la question de leur
dédommagement, mais aussi sur celle de l’accompagnement social de leur
déplacement. D’un autre côté, les conditions de travail des personnes employées
sur ce site sont souvent relativement désastreuses. Peter Henriot, jésuite
américain en Zambie, évoque devant moi la situation de l’exploitation des
ressource en Zambie où des entreprises chinoises sont venues prendre en charge
certaines exploitations de la ceinture du cuivre (copper
belt). Récemment, un accident a fait cinquante morts,
l’entreprise qui les employait était incapable de les identifier. Sur ce sujet,
le forum social me fait prendre conscience de la gravité et des questions que
posent l’exploitation des ressources minières. D’un côté, il y a une sorte de
convergence mondiale : Pérou, Afrique du Sud, RDC, Tchad, Niger, Inde, les
exemples de nouveaux sites d’extraction ou bien d’extension de sites existants
sont nombreux, d’autre part, beaucoup d’Ong et de
réseaux sont impliqués fortement sur cette question. Dans le groupe de jésuites
et laïcs que nous formons, deux parmi nous, Bruno Revez,
au Pérou, et XXX, au Tchad, suivent déjà de près cette question. Michel Roy, avec lequel nous travaillons, au Secours catholique, s’est auss spécialisé sur cette problématique. Il me semble aussi
que cette question devient aussi géostratégique, même si les interrogations des
Ong ne vont pas nécessairement dans cette direction.
Le rôle de la Chine en Afrique suscite de nombreuses interrogations.
Avec Peter Henriot, je poursuis l’échange de
nouvelles, qui va bien au-delà de la simple question des mines. Il y a
maintenant quinze ans, il m’avait invité à venir passer quelques temps dans le
pays et j’en avais profité pour découvrir les différentes approches du
développement mises en œuvre au moment où je faisais la première partie de mes
études de démographie. A cette époque, la Zambie se préparait à mettre fin au
monopartisme et Kenneth Kaunda allait abandonner le pouvoir. Son successeur
s’est révélé être une crapule est aujourd’hui poursuivi pour corruption. Peter
est toujours directeur du Centre foi et justice, il attend la relève avec
impatience. L’exploitation des grandes ressources de la Zambie continue à poser
problème, notamment avec l’arrivée des Chinois. Un sujet sur lequel j’aurais
l’occasion d’échanger avec d’autres membres du groupe.
Le soir, après diner, nous avons une autre
réunion avec les membres du réseau IJND (Intenational
Jesuit network for Developement).
Christian et moi participons aux échanges. Les débats sont animés par Jim Hug, jésuite du Center of Concern,
à Washington. Un autre jésuite américain, Jim Stormes, est présent, et va jouer un rôle important dans l’échange. La
question est celle de savoir comment introduire ou développer une collaboration
thématique entre différents lieux ou centres de la Compagnie.
Malheureusement, quelques centres
importants, comme ISI à Delhi (Indian social institute) sont absents. Le représentant de Bengalore est là. Jim rappelle les thèmes évoqués lors
d’une précédente réunion, quatre sont identifiés : développement et
migration, participation politique et démocratie, dette, exploitation des
ressources naturelles. Les uns et les autres manifestent leurs intérêts pour
les thèmes traités et des groupes de travail s’organisent. Le principe est
acquis d’un échange de texte et d’information en vue de la constitution d’une
base de données accessible par tous les membres du groupe. Nous sommes très
conscients du peu de temps dont nous disposons pour travailler et avons aussi
en mémoire le relatif échec d’une réunion précédente à Loyola durant laquelle
nous voulions mettre en place de nouveaux projets. Pour ma part, je fais tout à
fait mienne cette préoccupation, me sentant aussi coupable d’avoir suggéré des
projets d’échange, notamment autour de la question de la gouvernance, projets
qui n’ont pas beaucoup avancé à ce jour.
Le 26 janvier
J’ai pris un retard assez important dans
l’écriture de ces notes. Chacune a été mise par écrit environ deux jours après
les événements relatés. Nous sommes quelques heures avant notre départ et notre
retour pour la
France. Le forum est maintenant terminé
et il me reste environ trois jours à mettre par écrit. C’est sans doute trop,
et je crains fort de ne pas parvenir à le faire.
Si je reprends le fil de ma narration, j’en
arrive à la matinée de mercredi matin. Deux jours se sont écoulés depuis mon
arrivée à Nairobi. Je suis davantage perdu et je ne sais pas encore m’orienter
durant la journée lorsque j’arrive sur le site. Dans le bus, j’ai commencé à
échanger avec Michel xxx du Rwanda. Il a passé plusieurs années à Paris, à Blomet, avec les jeunes jésuites français et a pris goût à
son séjour en France. Il a découvert une diversité des manières d’être jésuite,
diversité qui lui a ouvert l’horizon et lui a permis de découvrir plus
facilement sa manière de faire. Franck Delorme lui a fait découvrir aussi la littérature française et ce fut aussi un
grand bonheur, Saint Exupéry, Camus, Malraux, au
milieu sans doute de bien d’autres. Il est retourné dans son pays avec une
valise pleine de livres.
Pris par la conversation, j’arrive sans
préparation sur le site du forum et décide donc de commencer par un premier
tour des stands. C’est toujours l’occasion d’échanger simplement avec l’un ou
l’autre sur sa perception de l’événement. C’est finalement sur le lieu du
Secours catholique français que je m’arrête pour échanger avec Antoine Sonntag. Dans le fil de la conversation, une jeune
sociologue vient se joindre à nous. Plusieurs thématiques reviennent, notamment
le caractère fortement religieux de l’événement de Nairobi, il y a une
différence forte avec le forum de Mumbai, je l’ai
déjà notée. J’informe aussi Antoine de notre prochaine rencontre à Paris, le 1er mars. Il est aussi
frappé par l’impact sur les personnes avec lesquelles il voyage de la visite
d’un bidonville. Il semble que celles-ci aient été prises fortement par
l’émotion, ayant du mal à revenir à la parole et exprimer ce qu’elles pouvaient
ressentir. La sociologue qui nous rejoint s’intéresse à la place du religieux
dans le forum et notamment aux démarches œcuméniques. Elle était très
désappointée par l’annulation d’événements programmés et qui lui semblaient
alléchants. J’en ferai moi-même l’expérience quelques heures plus tard. Je
voulais participe à une table ronde sur l’eau organisée par une plateforme
œcuménique, ce sera pour apprendre que l’événement s’était tenu plus tôt que
prévu dans une autre enceinte…
Je consacre la suite de la matinée à des
mouvements ou des groupes que je ne connais pas bien. Ma première tentative
n’est pas couronnée de succès, j’essayais de repérer le rôle des syndicalistes
italiens, mais ceux-ci peinent à s’organiser pour démarrer l’échange et je vais
donc vers un groupe d’économistes alternatifs, ils s’intitulent Ideas et présentent un panel intéressant, il me semble que
la discussion précédente n’est pas encore achevée quand je rejoins la salle. Il y a là pour cette table ronde, un finlandais, un sud africain, un
chinois, une mexicaine, et un ghanéen. L’objectif est de repérer des critères
d’évaluation des évolutions économiques. Le finlandais insiste sur
l’investissement dans l’éducation en préparation du développement des
générations futures. C’est la leçon principale qu’il tire des évolutions de son
pays dans les cinquante dernières années. Le sud africain invite à revenir sur
la contribution de
Rosa Luxembourg, auteur sur laquelle il
a beaucoup travaillé et qui affirmé le caractère central d’une bonne
compréhension, à la base, des mécanismes d’accumulation. La mexicaine
s’interroge sur le passage d’un développement de type manufacturier à un autre
plus axé sur le service tout en se demandant si, comme c’est le cas dans son
pays, les investissements dans son pays n’étaient pas notoirement insuffisants
et donc assuraient mal la possibilité de passer à un autre type d’économie dans
laquelle la productivité industrielle devrait être nécessairement plus forte.
Le Chinois est sans doute celui qui m’a le plus marqué tout en me laissant
fortement perplexe. Il pratiquait une sorte d’écran de fumée affirmant beaucoup
de choses nuancées voire parfois contradictoires. Plusieurs points ressortaient
de son analyse de la croissance chinoise. La première chose est que la
croissance industrielle progresse à un rythme énorme, qui ne peut guère durer
longtemps, peu d’économies ayant connu un telle progression pendant une longue
durée. Deuxièmement, il semblerait que son gouvernement peine à choisir entre
une ligne économique néo-libérale, qui rassure en
partie les investisseurs étrangers, et une pratique industrielle centrée sur le
monopole. Cela me conduit à de nombreuses interrogations sur le régime chinois.
Ensuite, laissant en plan une discussion qui
me semblait relativement théorique et qui s’appuyait sur un cadre de référence
que je maitrise mal, je suis passé aux mouvements pacifistes qui débattaient du
rôle des instances internationales. Deux points de vue, diamétralement opposés,
dominaient. Le premier interrogeait les occidentaux sur l’alliance avec les
Nations Unis pour tout ce qui touche aux camps de réfugiés. Peut-on soutenir
les politiques qui visent à enfermer les personnes ? Le second, venant
davantage de militants des droits de l’homme européen, réaffirmait le rôle
positif de l’organisme, ou du moins de certaines de ses composantes. Les prises
de parole sont relativement fermes et marquées par de fortes cultures
militantes.
Pour le déjeuner, je retrouve un Français,
Gille de Courtivron, avec lequel nous allons échanger
sur un certain nombre de perspectives de la situation politique et sociale
française, notamment sur la place des sans voix dans le débat qui prépare la
présidentielle.
L’après-midi est consacrée à faire
essentiellement du shopping dans les stands. Ma capacité de négociation est
fortement mise à mal par les vendeurs. J’ai besoin d’un chapeau et me fait
royalement escroqué. Même en divisant le prix par deux, je suis loin du compte.
La taxe à la peau blanche est plutôt forte, je paye trois fois le prix d’autres
marchands. Je crois que j’étais un peu dans la lune, en tout cas, je n’ai pas
traduit en euro le montant proposé. Je découvre ensuite un artisan potier
auquel j’achète quatre tasses. Ses prix sont fixes. Il montre des photos de sa
production. On a envie de respecter ce qu’il fait, et il n’y a donc pas de
véritable négociation. Je finis avec quelques babioles en bois, des tortues de
couleur, qui amuseront, j’espère l’un ou l’autre de mes neveux ou nièces.
Après le diner, j’ai un très bon échange avec
le coordinateur de l’apostolat social de l’Asie du Sud Est, il porte sur la
Chine et l’attention que nous devons lui porter. Sa région fait le pourtour du
pays du soleil levant qu’elle inclue mais va aussi jusqu’à l’Australie. La
Malaisie est une région indépendante de l’Indonésie, en ce qui concerne
l’organisation interne de la Compagnie. Face à mes
interrogations sur la Chine, notamment sur l’alternative qui consiste soit à
être fascinée par le continent, notamment pour essayer d’y pénétrer et de
saisir les opportunités qui s’y présentent (cette attitude est assez répandue
chez les industriels, mais d’une autre manière aussi chez les jésuites) ou
l’autre attitude qui consiste précisémment à entrer
dans la méfiance et craindre le péril jaune, y-a-t-il place pour une vraie
alternative ? D’abord, mon interlocuteur me rappelle que l’attitude
première est souvent de considérer la Chine comme un fait. Elle est là, elle se
développe. Il me confirme aussi, ce que j’avais perçu le matin même et qui
avait fait naître en moi multes interrogations,
l’impression que les Chinois ne cesse de déployer devant nous un écran de
fumée, sur tous les sujets qui risqueraient peut être de nous fâcher, mais
surtout qui risqueraient de les contraindre à aborder des points de
vulnérabilités. La question qui devient centrale au fur et à mesure de
l’échange est de tenter de comprendre ce qui permet de maintenir l’unité
chinoise. Le développement ne risque-t-il pas de faire éclater les régions,
l’ouest plus pauvre est mis à l’écart par l’est qui se développe. Qu’en est-il
de l’unité ethnique ? Qu’en est-il aussi du rôle de l’armée ? Quel
compromis le gouvernement chinois doit-il passer pour que celle-ci contribue de
participer à l’unité du pays ? Les questions sont multiples et brulantes.
Nous pouvons continuer à faire du commerce avec eux, mais qu’y a-t-il derrière
le commerce ? Les ambitions chinoises continuent de s’afficher en matière
de développement. Le transfert de technologie ne suffit plus, ils tentent de
prendre une avance scientifique. En Afrique, ils sont désormais partout à
l’affût de nouveaux accès aux ressources, et les réponses semblent jusqu’à
présent relativement inadéquates, la fascination des pouvoirs politiques est
grande. Une table ronde, qui s’est déroulée la veille, a montré combien
l’expansionnisme chinois est voulu. Derrière une Ong
chinoise se cachait en fait un représentant du gouvernement qui a tenu à
réaffirmer haut et fort l’importance des dons de la Chine à l’Afrique, dons qui
pourraient dépasser ceux des occidentaux. Les considérations géostratégiques
qui s’ajoutent à cela, - notamment d’un côté l’encerclement de la Chine par le
gouvernement américain qui se sera obligé un jour ou l’autre de se rallier
l’Iran après avoir séduit ou contraint l’Inde, le Pakistan, et envahi
l’Irak, et de l’autre coté les
tentatives de la Chine de sortir de cet encerclement en faisant des ouvertures
vis-à-vis de l’Inde et de la Russie, ces deux considérations renforcent le
caractère d’urgence et invitent à prendre la question de la Chine encore plus
au sérieux. Je poursuis ensuite l’échange avec Fernando Franco, le coordinateur de l’apostolat social pour toute la Compagnie. En ce qui concerne les jésuites, l’interrogation vaut aussi à propos de
la Chine, mais peut-être sommes-nous davantage encore fascinés et prêts à un
certain nombre de compromis pour pouvoir y pénétrer à nouveau alors que
l’Eglise cherche aussi une voie de réconciliation.
Cette journée aura marqué la fin des tables
rondes et séminaires ordinaires du forum social. Le jour suivant est consacré à
la
clôture. Tout commence avec une marche
marathon qui traverse les bidonvilles de Nairobi, notre doyen y participe. Je
fais partie d’un groupe qui va visiter le bidonville de… tout près de l’endroit
où nous logeons. Après un premier tour en bus, nous découvrons un ensemble
d’habitations, sur un terrain qui appartient à l’Etat et sur lequel l’armée
anglaise avait logé les soldats nubiens qui ont combattu à ses côtés. La route
est au-dessus de la plupart des habitations. Les matériaux de construction sont
pauvres : tôle, parpaings, mais aussi latérite séchée. L’eau courant est
présente, l’électricité aussi, un certain nombre de maisons ont des antennes
pour recevoir la télévision. La Compagnie et une congrégation
féminine, les sœurs de… ont construit une école primaire et secondaire. Les
murs sont à l’image de ceux des maisons du quartier. Dans le bureau, le
directeur nous fait découvrir les plans de la nouvelle école qui sera
construite en dur avec l’aide d’Américains de Chicago. Le contraste est
saisissant, il s’agit d’un ensemble qui pourrait accueillir près de 2000
élèves. La communauté des habitants est associée à la conception du projet, je
crains cependant une rupture forte et essaye de recueillir les avis de ceux qui
m’entourent. Emmanuel, jésuite rwandais, est à la fois étonné par la joie de
tous ces enfants qui étudient dans des conditions très dures, et scandalisé par
la vétusté des locaux. Un Indien de Bengalore entend
mon interrogation mais ne semble pas avoir peur a priori d’employer les grands
moyens pour faire avancer la promotion sociale. Plusieurs d’entre nous
finissons par nous demander si il n’y a pas une étape intermédiaire entre
l’école et le projet ambitieux qui nous est présenté.
Nous poursuivons la visite en remontant
quelques ruelles du bidonville pour aller de l’école primaire jusqu’à l’école
secondaire. Les conditions sanitaires semblent déplorables. L’eau des lessives
ainsi que tous les autres déchets possibles s’écoulent au milieu des ruelles.
Il faut faire attention de ne pas glisser. Qu’en serait-il au moment de la
saison des pluies ? Il y a quelques échoppes avec des légumes à vendre.
Beaucoup aussi de tous petits qui ne vont pas encore en classe. L’école
secondaire est sur deux étages, nous faisons le tour des classes. On enseigne
la biologie, la littérature et la religion. Dans chacune, nous entrons et disons notre pays d’origine. Les réactions
sont multiples, elles sont conditionnées par le football et la musique. Football, pour la France, l’Italie, voir la Zambie, demandez vous pourquoi…
Musique pour la RDC ou la Jamaïque Le groupe, d’abord
surpris des réactions des enfants, finit par en jouer et les susciter.
La visite s’achève par une discussion entre
quelques uns d’entre nous sur l’opportunité de rendre visite à ce genre de
projets. Curiosité, voyeurisme, solidarité ? Il y a ce que cela peut
susciter en chacun de nous. Compassion, pitié, désir de bien faire ou
d’engagements. Joie aussi de découvrir de la vie, de la bonne humeur, d’établir
une relation avec des enfants, ne serait-ce que pour un moment tout à fait
fugace. Mais aussi désir de soutenir et d’encourager les acteurs du projet.
Respect aussi peut être pour ce qu’est le pays, ce que vivent chacun ici. Oui,
pour beaucoup nous vivons avec les moyens des occidentaux et sommes perçus
comme tels, mais n’y a-t-il pas une sorte d’honnêteté dans ce passage à aussi
vouloir être passé par là ? Ce qui me semble important, et qui me réjouis,
c’est la force de ceux qui se battent, avec des raisons, mais aussi la joie et
la paix qui semblent en émaner, en visitant cette école, nous sommes du côté de ceux qui peuvent faire des choses, et ne nous sentons pas complètement
démunis. En visitant ce projet, je retrouve ce jeu d’identification que j’avais
déjà repéré lors de précédentes visites dans des pays en voie de développement,
en Inde, ou en Afrique. Au contraire, il y a une sorte de renforcement du désir
de bien faire, parce que quelque chose d’une capacité à agir est sollicitée.
Cela n’efface rien des autres difficultés, notamment les moments difficiles
durant lesquels ces projets sont sans doute éprouvés.
Nous finissons la visite à pied. Après le
repas, il sera bientôt temps de regagner le site où aura lieu la célébration de
clôture du forum. Nous y descendons en bus et l’abordons par le haut. Le
premier réflexe est de chercher de l’ombre et de s’abriter pour les discours.
Mais cela ne dure guère. Je crains de m’endormir et m’inquiète ainsi de rester
sur place à ne rien faire. Je n’aime guère ces grands rassemblements et me sens
rapidement happé par un sentiment d’angoisse que je connais bien. Je décide de
partir à la recherche des éventuelles personnes que je connais et avec
lesquelles je pourrais partager quelques impressions sur l’ensemble du
rassemblement. Bien m’en prends, les rencontres seront heureuses.
Une voix m’appelle alors que je suis près de la tribune. C’est Véronique, une ancienne permanente du Mrjc,
qui fait un tour du monde. Elle vient d’Inde, après plusieurs semaines en
Amérique Latine, notamment au Brésil puis aux Etats-Unis. Elle est en pleine
forme. Elle a découvert plusieurs formes d’agricultures et de pratiques. En
Inde, elle vient de passer du temps avec le mouvement analogue à celui auquel
elle a appartenu. Elle est complètement prise en charge, pilotée, accueillie,
ensuite, elle ira au Japon et en Corée. Elle découvre aussi de nombreuses
communautés chrétiennes, et cela ne la réjouis pas complètement….
Pendant que nous discutons, Chico Whitaker et sa femme sont arrêtés à proximité de nous par un groupe qui les
interviewe. Je demande à Véronique si elle souhaite faire sa connaissance.
Chico est le principal animateur du forum depuis sa fondation, voici 7 ou 8
ans. Brésilien, il est un chrétien convaincu et a été secrétaire de la
commission justice et paix de l’épiscopat brésilien. En l’abordant, je me
présente à nouveau et lui rappelle notre précédente rencontre dans un bistrot
parisien, à côté de Parmentier. Nous avions
réalisé un entretien au rythme de je ne sais plus quelle musique qui n’avait
rien de brésilien. Il s’en souvient, tout comme il se rappelle bien son passage
à la session « La politique, une bonne nouvelle » à Aix en Provence,
ainsi que de sa visite de l’exposition Cezanne. Je
lui raconte la session avec les radicaux à laquelle j’ai participé (les
sociologues sans frontière), il s’amuse de la peur qu’il semble leur inspirer. Nous
évoquons aussi la suite du forum, je lui demande quand il souhaite repasser en
France sans avoir rien de précis dans la tête. Sans doute pas avant le mois de mai. Il dit avoir besoin de son pays, ce
n’est pas la première fois que je l’entends le dire. Mais la suite des
forums ? L’année prochaine, des forums locaux, partout de nombreuses
initiatives, du théâtre de rue, de tout. Et des forums régionaux, en Europe
notamment ? Non, rien à en tirer, les trotskystes ont accaparé les
assemblées, c’est pourquoi il faut rester au niveau local. Et l’année
d’après ? Un autre rassemblement en Afrique, le lieu n’est pas encore
décidé. C’est là qu’est pour lui le grand succès de cette rencontre : le
continent a pris conscience de ses enjeux communs. Je partage ce point de vue,
c’est vrai qu’il y a une sorte de représentation globale des enjeux africains
qui émergent : le sida, les ressources naturelles, l’eau et la dégradation
des rivières, la démocratie locale, et puis une sorte de religieux décomplexé
(là-dessus, aussi les trotskystes ont manifesté quelques craintes).
Poursuivant le tour, je rencontre encore le
groupe du Secours catholique, puis celui des amis de la Vie. Pour les uns et les autres, la place du religieux dans ce forum est aussi
frappante. Faut-il aller jusqu’à dire que « Dieu est
altermondialiste ». Sans doute pas. Pour ma part, je crains ce genre de
raccourci qui laisse peu d’espace pour ceux, chrétiens aussi, auxquels ce genre
de rassemblement fait peur. Ils sont
aussi tranquilles pour cet aspect africain qui véritablement a émergé durant le
forum.
Progressivement le groupe jésuite et laïc que
nous formons se sépare. Déjà, l’un ou l’autre était parti. Beaucoup repartent à
la fin de la journée de clôture ou le lendemain matin, vendredi. Avec
Christian, nous restons jusqu’à vendredi soir, cela nous laisse le temps pour
aller rendre visiste à Michael Czerny et Ajan. Une voiture vient nous prendre vers
10 H 30 le matin et nous partons vers l’ouest de la ville. Le centre est en bordure de la ville, à côté d’un habitat précaire, d’un
ensemble de villas plutôt fermé, et d’un habitat de classe moyenne. Il est
aussi sur le territoire d’une grosse paroisse, Saint Joseph the Worker où la famille ignatienne
s’était retrouvée pour la célébration du dimanche précédent. A la messe, il y
avait sans doute plus de mille personnes.
La visite du lotissement avec un guide, un
homme du coin, qui fait tourner la maison et est une sorte de gardien de jour,
est très intéressante. Nous nous arrêtons d’abord à la paroisse qui fonctionne
comme une vraie réduction jésuite. Un dispensaire, un atelier de couture qui emploie de vingt à trente personnes pour faire des poupées et des
vêtements liturgiques. Devant les poupées, nous craquons et revenons avec
plusieurs : le plus amusant est leurs costumes : de guerriers, de
femmes, portant des enfants… Le tour dans le lotissement est bref. On retrouve
les boutiques habituelles aux noms évocateurs : le coiffeur qui se soucie
de votre beauté, le supermarché du « point de vue », mais on ne voit
rien. Tous ces commerces ne dépassent pas cinq mètre carrés. Cela
n’empêche : les frites sont en train de cuire et seront prêtes pour le
repas qui approche. Notre guide a grandi dans le quartier, je commence à
l’interroger, et il parle facilement. Il a fait ses études primaires dans
l’école toute proche, puis un donateur lui a payé l’internat pour aller
jusqu’au bac. Il n’a pas pu aller à l’université. Aujourd’hui, il est marié. Sa
femme vient d’une autre tribu, et il l’a connue ici. Les parents n’ont pas fait
de difficulté. Il a trouvé un logement grâce à des amis, mais il est en train
de chercher mieux. Lui n’a pas vraiment le temps pour cela, c’est sa femme qui
le fait. Son travail l’occupe toute la journée.
Le centre a plusieurs employés. Un nouveau
cuisinier vient d’arriver, il travaillait autrefois dans un grand hôtel, mais il
y avait beaucoup d’insécurité, il a maintenant un travail plus tranquille et a
choisi de faire venir sa famille. La sécurité de l’emploi évoque beaucoup de
choses. C’est lui qui prépare le repas pour nous et c’est simple et vraiment
délicieux : du riz et des légumes, de l’avocat, et de l’ananas. Michael
commence à raconter ce qu’il fait, nous interromprons la conversation pour la
sieste, un mal nécessaire,.. et reprendre autour d’un café, un vrai, pour une
fois.
Le but d’Ajan est de
soutenir un certain nombre de projets, dans toute l’Afrique, diversement
centrés sur le sida. Des publications, des petites actions, une réflexion
aussi, notamment au service des évêques.
Comment l’approcher et comprendre ce que le sida signifie pour la
Compagnie ? Je me souviens qu’une fois Michael en avait parlé comme de
l’alcoolisme. C’est difficile d’en parler, cela touche des proches et des
familles, cela a de fortes conséquences sociales, cela touche aussi certains
d’entre nous. Il y a sans doute une dimension supplémentaire, le mal représente
une sorte de honte pour les « pays », voire pour le continent. On ne
peut en parler comme quelque chose de l’extérieur, à distance, c’est tout
proche, et c’est susceptible de transformer profondément les relations familiales
et sociales, si ce n’est pas déjà fait. C’est aussi susceptible de transformer
la manière dont des valeurs fortes, évangéliques, trouvent une incarnation
aujourd’hui. Que signifie la solidarité notamment ? Comment a
fraternité est-elle remodelée ? Michael nous présente les publications, c’est
à la fois son travail mais aussi celui de jésuites auquel il a pu donner la parole. Nous échangeons aussi des suggestions bibliographiques.
Ce moment d’échange est aussi important, et
prend une autre dimension. Le travail de Michael est âpre, et nous nous sentons
en connivence ; de vieux souvenirs remontent à la surface : de son
séjour à Paris avant de partir au
Salvador, d’autres événements ou rencontres lorsqu’il était à Rome. Nous sommes
heureux d’avoir pu passer cette journée avec lui avant de reprendre l’avion ce
soir. En le quittant, il ne nous reste plus qu’à préparer nos affaires,
partager un dernier repas et nous diriger vers l’aéroport. Fin d’un bref séjour
au Kenya pour le forum social.
Pierre Martinot-Lagarde
Complément au journal.
Des ennuis techniques au décollage de notre
avion rajoutent une journée à notre séjour à Nairobi. J'avais clos le journal
au moment de monter dans l'avion, c'était sans compter le fait que nous allions
en redescendre trois heures après. Au moment d'allumer les moteurs, le
commandant réalise que l'un d'entre eux ne fonctionne pas correctement. Une
série de tests est alors enclenchée, elle n'aboutit pas et à 2 h 30, au coeur de la nuit, nous sommes débarqués. Une heure plus
tard, nous avons un hôtel, et nous nous retrouvons là où une partie importante
de la délégation française est logée. C'est d'une certaine manière un coup de
chance.
Après une nuit très courte, les échanges se
poursuivent au petit déjeuner. Certains participants français, après un safari,
dans un parc au nord de Nairobi, font le point sur la rencontre. D’autres participent déjà aux négociations, qui doivent aboutir à un consensus
pour déterminer le lieu et
l'organisation des prochains forums sociaux. Alors que mes conversations de la
veille laissaient penser que tout était finalement décidé, il semblerait que
les choses soient plus ouvertes. D'une part, il est clair qu'il y a une tension
entre les groupes religieux et les autres groupes. On peut interpréter
diversement la forte présence du religieux, des religieux, lors de cette
rencontre. Soit, tout mettre sur le dos du continent africain, qui
manifesterait une sorte d'attitude décomplexée. Soit, aussi reconnaître la
fragilité de ce que l'on appelle facilement la société civile en Afrique et,
conséquence de cette fragilité, la force toute relative des organisations
religieuses. Mais il faut aussi élargir la perspective, constater que
l'implosion d’Attac a brisé le continuum idéologique qui faisait masse et
tampon entre les organisations les plus extrêmes, la gauche de la gauche, et
d'autre part, les organisations de développement ainsi que les syndicats, deux
types d'institutions fortement orientées vers l'action. Dès lors,
l'omniprésence du religieux est moins la conséquence d’un envahissement que
celle d'une désertion. Enfin, on peut se demander quelles ont été les
dynamiques qui ont été à l'oeuvre durant la
préparation au Kenya. Si, dans un pays où la culture politique demeure
relativement autoritaire, la préparation n'était pas finalement aux mains de
quelques associations qui ont évité les contacts avec d’autres « politiquement
plus dangereuses ». Tout cela pour dire, à partir de la question religieuse,
que le consensus est sans doute loin d'être encore atteint.
Les deux événements de l'année 2008, puis de
l'année 2009, ne sont pas encore formellement décidés. Si, pour l'année
prochaine, tout doit être délocalisé, alors quelle sera la forme des journées
d'action ? On peut imaginer plusieurs scénarios : des journées de mobilisation
radicale, des journées de séminaires et d'échanges ouverts, du théâtre de rue,
des formes de protestation soit plutôt soft, soit plutôt hard... Pour l'année
d'après, le choix d'avoir la rencontre à nouveau en Afrique fait relativement
difficulté. En effet, les hypothèses de localisation sont relativement peu
nombreuses : le forum peut se dérouler soit en Afrique du Sud, soit au Sénégal,
soit au Kenya... Il n'y a pas beaucoup d'autres alternatives. Le constat
globalement négatif de l'organisation au Kenya n'invite pas à reproduire
l'expérience. Les Africains du Sud sont trop divisés entre eux pour pouvoir
sereinement accueillir le forum. Quant au Sénégal, ce pays ne fait pas non plus
l'unanimité. Alors, faut-il aller sur un autre continent ? La tentation est
grande du côté de l'Asie : mais l'Inde se refuse à organiser quelque chose dans
un délai aussi bref, il pourrait rester la Corée. Ce serait une manière de faire venir les O.N.G. asiatiques relativement
absentes. Évidemment, il y a toujours la solution de repli, retourner en
Amérique latine.
Le reste de la journée est beaucoup moins
intense. Nous essayons de rattraper le temps perdu, soit en travaillant, soit
en essayant de nous connecter à Internet, soit, enfin, en essayent d’avoir des
nouvelles de la
suite. Je fais un tour à la cathédrale
et à la librairie qui jouxte l'édifice. Il y a un certain nombre d'ouvrages qui
ne sont pas inintéressants. Notamment, sur le lien entre la réflexion sur la
question sociale et la mise en place d'un projet pastoral. Je repère plusieurs
ouvrages qui émanent des jésuites que j'ai rencontrés pendant le forum.
C'est finalement l’ultime segment de notre
voyage en avion, toujours laborieux, mais relativement sans histoire, qui
m'apporte la dernière rencontre suggestive de ce forum. Je me retrouve dans le
vol entre Londres et Paris assis à côté d'un militant d'une des associations
les plus radicales engagées sur la dette. Après quelques banalités, la confiance vient suffisamment pour un échange
sur le fond. Cette personne est relativement choquée de la place des religions
dans le forum ainsi que de l'organisation kenyane. Elle supporte assez mal
l'omniprésence du Secours catholique dont les bannières sont plusieurs fois
dressées autour du stade. Ceci excite chez elle un sentiment anticlérical :
comment se fait-il que dans tous les pays dont le capitalisme est un tel
désastre les gouvernements sont aux mains des chrétiens ? Bush, Chirac, ne
sont-ils pas des chrétiens convaincus ? Je me permets d'émettre des réserves :
d'une part, de lui faire remarquer que le christianisme du premier n'est sans
doute pas celui du second, d'autre part que je ne connais rien du sentiment
profond de Chirac sur la question religieuse. Je ne suis pas sûr que celle-ci
soit un élément déterminant de sa pratique politique. Ces distinctions le
surprennent fortement de la part d'un prêtre catholique. Par prudence, ou par
habitude, dans ce genre d'enceinte, je commence toujours par dire que je suis
un jésuite. Bien m'en a pris, je crois que la conversation aurait pris un autre
tour si j'avais été amené à révéler plus tardivement mon identité. Au bout d'un
quart d'heure ou 20 minutes, cet homme dit sa surprise, après 30 ans de
militantisme, et d’anticléricalisme, de rencontrer enfin un prêtre. Et qui plus
est un jésuite... La surprise avait l'air plutôt heureuse chez lui.
L'autre critique de cet homme s'adresse aux
organisations kenyanes du forum. Il leur reproche fermement d'avoir exclu les
plus pauvres de la participation aux assemblées. Il me dit avoir organisé, tous
les matins, des manifestations pour forcer les portes du forum et permettre
l'entrée de personnes qui ne pouvaient pas payer les cinq euros qui étaient
demandés aux Africains. La veille, j'avais entendu le reproche des Kenyans aux
Européens : c'était encore pour eux une trace du colonialisme que d'essayer
d'imposer cette manière de voir les choses et les clivages sociaux et de s’y
opposer...
Cette fois-ci, j'arrête la rédaction de ce
journal. Peut-être faudrait-il encore faire une sorte de synthèse des éléments
à retenir de ces quelques journées, mais cela ferait sortir du genre
littéraire... Alors ce sera pour d'autres textes !
Pierre Martinot-Lagarde.
Le 30 janvier 2007